Anacréon était un fat, graisseux et ivre, poète d'un amour parfaitement joué, poète de cour et de banquet que notre époque, si tant est qu'elle le connaisse, regarde avec dédain. Sa gigantesque gueule de bois, son hédonisme caricatural et adolescent, lui font détester aujourd'hui, quand le mal de tête est au plus fort, ceux que la vie a gâtés jadis et que le seizième siècle aima justement pour cela: le droit à une légèreté presque provocante, face à la réalité brûlante des luttes politiques et religieuses. Mais les renaissants aimèrent un pseudo-Anacréon mal compris, traduit, illustré sinon inventé - sciemment - dans lequel ils projetaient une liberté feinte; un culte mal humaniste du juste milieu permanent entre la décence et l'indécence; un fait littéraire très construit, comme l'est toute littérature bien née.
N'anacréontisons pas comme eux ! Ne romantisons pas trop ! Ne nous accrochons pas à une noblesse déchue des belles lettres et des langues canoniques. Le vrai Anacréon est un cynique assassiné, anarchiste comme nous, royaliste quand roi il y a, et qui fait fi de la moraline pour embrasser tout à la fois, la grandeur des valeurs exemplaires du héros et la nécessité de la noirceur misanthropique des cohabitations. Le mythe est mort, à nous la liberté !
Alors, goûtons à la gouaille pour la gouaille. Vulgaires et débiles, nous bâtirons un récit neuf pour encore mille bonnes années, car ils craindront l'élan vorace et terrifiant de notre poétique.
Ainsi, l'heure n'est plus tant au désenchantement en lui-même, pour nous autres, jeunes poètes, que le chant même, authentique et vibrant, n'a jamais quitté. Le temps est véritablement au rire. Il nous faut plutôt, consciencieusement, comme de besogneux sages, décrire la teinte des vomissures et narrer les tournis de la vraie génération perdue. Vides, hagards, leurrés par de fausses promesses, ces hommes justement risibles méritent que l'on s'arrête sur leur couardise, et qu'on la chante comme des trouvères ahuris, qui rigolent gras, qui rigolent fort et qui en font de l'art, et de l'art ... pour le meilleur et pour le pire.
Ces hommes de plâtre creux meurent et s'effraient de mourir dans l'indifférence. Seuls les pieux veulent les sauver, mais les consciences qui ont pris le tour du vice nient systématiquement toute forme de miséricorde sincère et pure. Tout n'est pour eux que don et contre-don. Ces mêmes bourgeois des académies, ronflants usuriers, méritent cette déchéance subie. Il en est fini de leur règne, règne dont ils ont eux-mêmes signé l'arrêt de mort, cultivant par cette même plume un siècle de faillite littéraire.
L'Anacréon délivre ce sentiment général, plutôt qu'une quelconque visée réfléchie. L'Anacréon est une rétine universelle; alors chers lecteurs, voyez au lieu de penser ... au lieu de penser pour m'accuser. Si l'on m'accuse, rappelez-vous d'une chose: mes vers ne sont pas à moi, mais ils sont moi ... alors ne les maltraitez qu'avec grande précaution.
Adieu donc. De Sablon, ce premier de décembre deux-mille-vingt-deux.