About the Book
Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu. Il n'a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un habit d'Arlequin, c'est une casaque de forçat sans doublure. Mon héros l'a endossée, cette casaque, et elle s'est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même. J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter avec art sur les épaules en bois d'un mannequin. Pourquoi Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser leurs fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d'un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très bourgeois, avec beaucoup de cassis. J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont je n'ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive, tirer sur le caoutchouc des sensations possibles, et ne point laisser de côté, comme je l'ai fait, volontairement, des sentiments nécessaires: la pitié, par exemple. J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités, rester dans le vague, faire patte de velours, en laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique en mon genre pour les pattes de velours, et me montrer enfin très digne, très auguste, très solennel, presque nuptial, très haut sur faux-col. Aux personnes qui me donnaient ces conseils, j'avais tout d'abord envie de répondre, en employant, pour parler leur langue, des expressions qui me répugnent, que j'avais voulu faire de la psychologie, l'analyse d'un état d'âme, la dissection d'une conscience, le découpage d'un caractère. Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout simplement, que j'avais voulu faire de la Vie. Et elles ont ri derrière mon dos. Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques mois de séjour dans différents régiments, des rangs de l'armée régulière, et envoyé, sans jugement, aux Compagnies de Discipline. Sans jugement, car le Conseil de corps devant lequel il comparaît se contente de faire le total de ses punitions plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide de son envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps. Il est incorporé aux Compagnies de Discipline comme forte tête, indiscipliné, brebis galeuse, individu intraitable donnant le mauvais exemple. Aucun tribunal, civil ou militaire, ne l'a flétri; les folios de punitions de son livret matricule sont noirs, mais son casier judiciaire est blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux Compagnies de Discipline; et comment il a usé ces trois années, j'ai essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il vécût comme il a vécu, qu'il pensât comme il a pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent le silence des bagnes et qui n'avaient point trouvé d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il fût lui, un paria, un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans, renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en lui-même, n'a pas lu une ligne, n'a respiré que l'air de son cachot, un cachot ouvert, le pire de tous. J'ai voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune, qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr.
About the Author: Georges Darien (né Georges Hippolyte Adrien, le 6 avril 1862 - mort le 19 août 1921, à Paris) est un écrivain français de tendance anarchiste. Marquée par l'injustice et l'hypocrisie, son oeuvre, qui regroupe romans, pièces de théâtre, participations à des magazines littéraires, etc. se place sous le signe de la révolte et de l'écoeurement. Ayant perdu sa mère alors qu'il était en bas-âge, Darien fut élevé par une belle-mère catholique intransigeante, ce qui explique peut-être son anticléricalisme viscéral à venir. Le 16 mars 1881, devançant l'appel, il s'engage à l'armée, dans le deuxième escadron du Train. Le 23 mai 1883, son insoumission l'envoie pour 33 mois à Biribi, un bataillon disciplinaire en Tunisie. C'est le nom qu'il donnera à son roman, où il dénonce les difficultés de sa condition et celles de ses compagnons. Son roman est achevé en 1888 et publié deux ans plus tard par son éditeur Savine qui, craignant dans un premier temps un procès, ne le publiera qu'à la suite du succès de Sous-Offs de Lucien Descaves.