About the Book
Extrait du chapitre I Je suis sûr, Théo, que mam'zelle Huai, enseigne à vos filles le plus pur accent marseillais et qu'elles prononcent: des oiegnons. C'est Paul de Saint-Victor qui taquine ainsi mon père, à propos de notre institutrice, Mlle Honorine Huet (qu'il prononce: Huai, méchamment sans faire sonner le T, pour imiter le parler du midi) car il a une antipathie marquée pour la grave personne qui nous dirige. Quand il vient à la maison, il ne manque jamais de lui décocher, du haut de son raide faux col, quelque piquante malice, qu'Honorine accueille par un rire gras, qui sonne faux, et des minauderies pincées. Toujours, aussi, le grand critique s'arrêtait, comme s'il le voyait pour la première fois, devant: Le règlement, que Mlle Huet avait placardé sur une porte, et qui disciplinait chaque heure de notre journée. Il affectait une grande surprise, relisait chaque article, avec une attention narquoise et des commentaires ironiques. Une fois . il nous avait rencontrées quelques jours auparavant, à une matinée du Théâtre-Français seules dans une loge avec Mlle Huet et écoutant mélancoliquement Britannicus . Saint-Victor ajouta de sa main au code d'Honorine un paragraphe ainsi conçu: Quand on aura été particulièrement méchantes, qu'on aura poussé la perversité jusqu'à ne pas se conformer au règlement, on ira, pour faire pénitence, voir une tragédie. Ce fut à Enghien, où nous avions passé le dernier été, que Mlle Huet commença de régner sur ma soeur et sur moi. Succédant à la surveillance, toute affectueuse de notre gentille bonne alsacienne qui nous laissait une liberté presque complète, cette tutelle trop attentive ne pouvait pas être acceptée, par nous, sans rébellion et sans luttes. Cependant, le séjour à la campagne, la saison, les promenades, nous permettaient encore d'échapper assez souvent à la tyrannie; les devoirs étaient peu nombreux et pas trop sévères; mais nous voyions approcher avec inquiétude la fin des vacances. Le retour d'Enghien à Paris fut marqué par un incident comique, résultat d'une méchante espièglerie de ma soeur et de moi, dirigée contre l'institutrice. La passion de Mlle Huet pour les escargots n'était pas égoïste: pieusement, en rentrant à Paris, elle en rapportait à sa mère plein un panier de tout vivants. Dès l'aube, elle était allée les cueillir sur les vignes roussies par l'automne, tenant secrète son expédition, car elle savait notre répugnance à tous pour son mets favori. Aussi ne soufflait-elle mot sur le colis supplémentaire qu'elle emportait, posé à terre, dans le wagon, et à demi dissimulé par sa jupe.
About the Author: Louise Charlotte Ernestine Gautier, dite Judith Gautier, par son mariage Madame Catulle Mendès, fut une célèbre femme de lettres française, née à Paris le 25 août 1845 et morte à Saint-Énogat (aujourd'hui Dinard) le 26 décembre 1917. Elle est inhumée à Dinard dans le quartier de Saint-Énogat, où elle possédait une maison, "le pré aux oiseaux." Judith Gautier fut l'une des femmes les plus fascinantes de son époque, ayant reçu en partage le talent littéraire, une beauté inouïe, une excentricité totale et une inépuisable générosité. Avec son profil grec, ses yeux noirs légèrement bridés, sa masse de cheveux surmontant un visage très blanc et des formes sculpturales, elle eut de nombreux admirateurs: C'est le plus parfait de mes poèmes, disait d'elle son père, le célèbre Théophile Gautier. Fille de l'écrivain Théophile Gautier et d'Ernesta Grisi (la soeur de la danseuse Carlotta Grisi), elle passa sa petite enfance dans une liberté quasi-absolue et sous la surveillance d'une nourrice à sa dévotion, qui ne lui rendirent que plus pesant son internement au pensionnat Notre-Dame-de-la-Miséricorde. Enfin son père la fit venir auprès de lui et de sa plus jeune soeur, Estelle. C'est là qu'elle fit montre de talents originaux, et qu'elle fit la connaissance de nombreux amis de son père, parmi lesquels Baudelaire ou les frères Goncourt. Elle parle elle-même de son enfance dans Le Collier des jours (1904). La première contribution de Judith Gautier à la littérature fut la publication d'un article sur la traduction française d'Euréka, d'Edgar Poe, par Baudelaire. Ce dernier fut absolument bouleversé par l'article de Judith.