Loegyr

Loegyr est le nom que les populations de langues brittoniques ont donné aux basses terres de la Grande Bretagne avant qu'elles deviennent l'Angleterre pour le reste du monde. Sous la forme Logres, ce nom désignait le royaume du roi Arthur dans la littérature médiévale. Je m'en suis servi pour intituler une fiction se déroulant dans cette partie du monde à la charnière des 5e et 6e siècles de notre ère.
Une particularité de cette phase de l'histoire britannique, c'est que l'on n'en sait presque rien. Projetant ses rêves et ses cauchemars dans la chambre noire de ce bref retour au préhistorique âge du fer, l'Occident y retouche son autoportrait à chaque génération depuis presque mille ans. Dans ce volet insolite des Grandes Migrations, on voit une rencontre des cultures latines, celtiques et germaniques, des peuples qui ont en commun d'avoir des rois absents, le seul moment de l'histoire où le christianisme a reculé devant le polythéisme, et un bouleversement exceptionnel de l'ordre social. Là où les historiens de l'époque victorienne n'ont vu qu'une anarchie dévastatrice, la plupart de ceux d'aujourd'hui entraperçoivent un creuset relativement paisible où s'est formée la civilisation anglo-saxonne.
Breton vivant en Saxe - et jouissant d'une paix amicale avec mes hôtes alors que nos grands-parents avaient appris à se haïr les uns les autres -, j'ai été séduit par l'idée de réconcilier, à l'échelle locale, deux peuples figés dans une pose d'ennemis héréditaires par la littérature et les manuels d'histoire depuis que, il y a très longtemps, on s'est mis à produire suffisamment de parchemins pour rédiger des chroniques.
L'histoire est centrée autour du pays de la Tems (l'actuel Oxfordshire) où coexistent deux populations qui se distinguent l'une de l'autre par des lois, des structures sociales et des religions différentes, et dont l'individualisation est renforcée par l'interdiction des mariages mixtes. Comme ces gens n'ont presque rien en commun sinon de vivre dans la même région en vertu de vieux traités d'alliance, et que, linguistiquement parlant, ils ne se comprennent pas du tout, j'ai construit le récit autour de trois personnages:
- Rhys, fils d'un soldat breton, qui s'intéresse plus à la tradition bardique qu'au métier des armes.
- Cadvael, membre de la noblesse bretonne, gouverneur et stoïcien latinisant.
- Wildryth, jeune Saxonne, arrivant du continent, qui aura la vie aventureuse dont elle rêve.
Reprenant des thèmes connus par les sagas germaniques et par les légendes arthuriennes, en respectant la croyance au merveilleux qui caractérisait les mentalités pré-cartésiennes, j'essaye de poser sur cette société complexe un regard affranchi des interprétations ultérieures, c'est-à-dire sans le narratif d'une opposition systématique entre chrétiens et païens hérité des époques théocratiques, ni celui d'un naturel antagonisme ethnique forgé aux temps nationalistes, ni celui d'une prépondérance masculine universelle entériné par une longue tradition d'historiographie patriarcale.
Par ailleurs, j'ai pris le parti de m'éloigner d'une tradition qui tend à faire s'exprimer les contemporains d'Arthur avec une austérité semblable à celle des clercs médiévaux. Sachant toutefois que l'humour franchit difficilement les âges et qu'il serait donc vain d'essayer d'en reconstituer un qui serait conforme aux mentalités d'alors, j'ai choisi de doter certains de mes personnages d'un esprit qu'on pourrait qualifier de moderne.
Pour reprendre l'expression de Barbara Tuchman, la Loegyr de l'âge sombre est un miroir lointain où nous reconnaissons un monde où s'affrontent idéal et pragmatisme, permanence et mutation, ignorance et conscience, bien et mal - la définition de ces deux dernières catégories étant l'éternelle ligne de fracture entre les communautés humaines et au sein de celles-ci.