N'allez pas vous tromper. Ce livre n'est pas le récit de conflits que j'aurais pu avoir avec ma mère. Bien au contraire, c'est une déclaration d'amour venue tardivement, comme chez beaucoup d'enfants sans doute, craignant de n'avoir pas dit la seule chose qu'elle attendait d'eux: cette confidence en forme d'aveu, ou plutôt de contrition, qui concentrera toute la reconnaissance qu'on lui doit, elle qui nous a tout donné, la vie et ces années de douce prévenance et de protection jalouse, mais aussi cet accompagnement de tous les instants: attention quand tu traverse la rue, ne prends pas froid, dors bien mon petit car on restera toujours son petit, sa petite, garde toi des médisants, attention aux balles perdues car tu vas aussi partir en guerre, méfie toi de cette femme elle va te prendre tes sous, car elle va vouloir te marier à une princesse qu'elle aura choisie, je garderai tes enfants le soir, ne travaille pas trop tu vas te tuer, je te trouve bien maladif en ce moment car elle surveille ta santé, ta température, ton souffle. Elle se sent responsable de ta vie et il faut lui rendre cette justice: cette vie qui est la nôtre lui appartient car elle nous l'a confiée. Sans calcul sans intention malveillante, à la suite, c'est ce que l'on veut croire, d'un immense élan d'amour pour un homme qui passait par là et qui s'arrêtera peut-être, ce grand escogriffe qu'on appellera papa si tout va bien, ou l'autre si tout va mal.
Non il n'y a pas eu de conflit entre nous, et c'est bien là le problème. Le conflit a été planétaire on l'a appelé la deuxième guerre mondiale et quand on a fait les comptes on a ramassé sur le carreau plus de cinquante millions de morts et de disparus. En oubliant les blessés et les handicapés, les gueules cassées, les fous de peur, les enfants perdus, les femmes violées, les hommes fusillés et pendus, torturés, les femmes tondues, les femmes pendues...et bien entendu on m'a oublié.
Normal, j'avais seulement dix ans on ne se mêle pas de la conversation des grands. Et pourtant cette guerre, ma petite guerre, je l'ai faite moi aussi. Elle m'a appris ce qu'était un drame et surtout elle m'a privé de l'amour de ma mère. Nous sommes entrés dans un silence définitif ou presque, à quelques mois de sa mort nous n'avions échangé que des banalités, et mes insomnies étaient peuplées de ces questionnements idiots auxquels on finit par croire: pourquoi tu ne dis rien, est ce que je t'ai blessée, qu'est ce qui s'est passé, est ce que tu ne m'aimes pas, qu'ai-je fait...questions auxquelles elle répondait par les mêmes questions.
Et puis elle est morte. Et les questions sont restées dans le vide. Pour toujours. Alors maintenant je lui écris, sans arrêt, comme pour avoir un peu d'oxygène à respirer, comme si elle pouvait encore m'entendre. Cette petite mère à qui je dédie ce livre qu'elle ne lira jamais...